9

 

L’orangeraie formait un rectangle très bien cultivé d’une dizaine de rangées, au bout d’un chemin charretier envahi par les mauvaises herbes. Roland y arriva à la tombée de la nuit, mais une bonne demi-heure avant que la Lune du Colporteur rapidement déclinante ne se hisse au-dessus de l’horizon une fois encore.

Alors que le garçon arpentait à l’aventure l’une des rangées, écoutant les cliquetis de squelette en provenance du pétroléum au nord (couinement de pistons, grincements d’engrenages, bruits sourds d’arbres moteurs), il fut pris d’un profond mal du pays. C’était la frêle senteur des fleurs d’oranger – strate claire venant coiffer la puanteur plus sombre du pétrole – la responsable. Cette orangeraie miniature n’était rien comparée aux grands vergers de pommiers de la Nouvelle Canaan… et pourtant, à sa façon, elle soutenait la comparaison. Il y avait ici le même sentiment de dignité et de civilisation, de beaucoup de temps consacré à quelque chose de pas strictement nécessaire. Et dans ce cas-ci, soupçonnait-t-il, de pas très utile non plus. Les oranges cultivées si loin au nord des chaudes latitudes étaient probablement aussi acides que des citrons. Pourtant, quand la brise agita les arbres fruitiers, l’odeur le fit penser à Gilead avec amertume et nostalgie, et pour la première fois, il envisagea l’éventualité de ne jamais revoir son pays natal – devenu un vagabond sur la terre comme cette vieille Lune du Colporteur dans le ciel.

Il l’entendit venir, mais elle était déjà presque sur lui – si elle avait été une ennemie et non une amie, il aurait eu encore le temps de dégainer et de tirer, mais de justesse. Déjà plein d’admiration, apercevoir son visage à la lueur des étoiles lui réjouit le cœur.

Elle fit halte quand il se retourna, le regardant à peine. Elle avait les mains croisées à hauteur de la taille dans une pose enfantine, charmante d’autant plus qu’elle n’était pas étudiée. Elle les leva quand il fit un pas vers elle, ce qu’il prit à tort pour un geste de frayeur dans cette lumière incertaine. Il s’arrêta, confus. Elle aurait pu ne pas aller plus loin, mais choisit de n’en rien faire. Elle s’avança vers lui délibérément, jeune femme élancée en robe d’amazone et bottes noires. Son sombrero dans le dos masquait en partie la tresse de ses cheveux.

— Will Dearborn, nous sommes unis pour le meilleur et le pire, dit-elle d’une voix tremblante ; il l’embrassait déjà ; et leurs corps s’embrasèrent l’un l’autre tandis que se levait le dernier quartier famélique de la Lune du Colporteur.

 

 

10

 

Solitaire dans sa masure là-haut sur le Cöos, Rhéa était attablée dans sa cuisine, penchée sur la boule de cristal que les Grands Chasseurs du Cercueil lui avaient apportée un mois et demi plus tôt. Sa lumière rose baignait un visage que plus personne n’aurait confondu avec celui d’une jeunette. Une vitalité extraordinaire l’avait portée pendant de nombreuses années (seuls les plus anciens habitants d’Hambry avaient une petite idée de l’âge réel de la vieille Rhéa du Cöos, et une bien vague idée, encore), mais le cristal était finalement en train de la miner – de la lui boire comme un vampire suce le sang. Dans son dos, la grande pièce de la masure paraissait encore plus miteuse et encombrée que d’habitude. Ces jours, elle n’avait même plus de loisir pour un semblant de ménage ; la boule de cristal lui absorbait tout son temps. Quand elle n’y regardait point, elle pensait à y regarder… et oh ! Quelles choses elle y avait déjà vues !

Ermot s’enroula autour de l’une de ses jambes décharnées ; il était agité et sifflait, mais elle le remarqua à peine. Elle se pencha davantage encore sur la lueur rose poison du cristal, enchantée de ce qu’elle y voyait.

C’était la fille qui était venue la trouver pour qu’elle atteste de son « honnêteté » et le jeune homme qu’elle avait vu la première fois qu’elle avait regardé dans le cristal. Celui qu’elle avait pris pour un pistolero, jusqu’à ce qu’elle s’aperçoive de sa jeunesse.

Cette fille fantasque, qui était venue en chantonnant chez Rhéa et s’en était retournée dans un silence plus convenable, avait prouvé son « honnêteté », et pouvait bien être encore « honnête » (il était certain qu’elle embrassait et tripotait ce garçon avec le mélange d’avidité et de timidité d’une vierge), mais elle ne le resterait plus très longtemps, s’ils continuaient à ce train-là. Et Hart Thorin ne se préparait-il pas une surprise quand il mettrait sa jeune gueuse prétendument pure dans son lit ? Il y avait des façons d’abuser les hommes sur ce point de détail (d’ailleurs, les hommes suppliaient d’être abusés là-dessus), un dé à coudre de sang de porc faisait joliment l’affaire, mais elle n’en savait rien. Oh, c’était trop bon ! Dire qu’elle pouvait voir Mamzelle Grands Airs en rabattre, ici même, dans ce merveilleux cristal ! Oh, c’était trop bon ! Trop merveilleux !

Elle se pencha encore un peu, et ses orbites démesurément caves s’emplirent d’un feu rose. Ermot, constatant qu’elle demeurait imperméable à ses cajoleries, s’en alla ramper inconsolable sur le plancher, à chasser les mouches. Moisi s’écarta vivement de lui, crachant des jurons félins, son ombre à six pattes, énorme et difforme, projetée sur le mur frappé de lumière par la flambée dans la cheminée.

 

 

11

 

Roland sentit la précipitation du moment se ruer à leur rencontre. Il fit en sorte de se détacher de Susan et elle s’éloigna de lui, les yeux hagards et les joues en feu – il pouvait distinguer cette rougeur-là, même à la clarté de la lune nouvellement levée. Il avait les couilles douloureuses, comme pleines de plomb fondu.

Elle se détourna à demi et Roland vit que son sombrero avait glissé de guingois dans son dos. Il le remit d’aplomb d’une main tremblante. Après avoir emprisonné ses doigts d’une étreinte aussi brève que forte, elle se pencha pour ramasser ses gants d’écuyère, qu’elle avait retirés, désireuse de le toucher, peau contre peau. Quand elle se redressa, le sang reflua brusquement de son visage et elle chancela. Si Roland n’avait pas posé ses mains sur ses épaules pour sauvegarder son équilibre, elle aurait pu tomber. Elle tourna vers lui des yeux pleins de tristesse.

— Qu’allons-nous faire ? Oh Will, qu’allons-nous faire ?

— De notre mieux, lui dit-il. Comme nous l’avons toujours fait, tous les deux. Comme nos pères nous l’ont appris.

— C’est de la folie.

Roland, qui ne s’était jamais senti autant dans son bon sens de sa vie – même le mal lui ravageant le bas-ventre lui paraissait dans l’ordre raisonnable des choses –, ne répondit pas.

— Vous savez combien c’est dangereux ? demanda-t-elle.

Et avant qu’il ait pu répliquer, elle continua ainsi :

— Si fait, vous le savez. Je vois que vous le savez. Si jamais l’on nous voyait ensemble, ce serait grave. Si l’on nous voyait en train de… comme tout à l’heure.

Elle frissonna. Il tendit la main vers elle et elle recula.

— Mieux vaut que nous ne…, Will. Si jamais, il ne pourrait y avoir rien d’autre entre nous que des mamours. À moins que vous n’ayez ça en tête ?

— Vous savez bien que non.

Elle opina.

— Avez-vous posté vos amis pour faire le guet ?

— Si fait, dit-il.

Son visage se fendit alors de ce sourire inattendu qu’elle aimait tant.

— Mais pas à un endroit d’où ils pourraient nous voir.

— Dieux merci, dit-elle, avant d’éclater d’un rire quelque peu éperdu et de se rapprocher de lui.

De se rapprocher si près qu’il était difficile de ne pas la reprendre dans ses bras. Elle leva des yeux pleins de curiosité vers lui.

— Qui êtes-vous vraiment, Will ?

— Celui que je vous ai dit à peu de chose près. C’est l’ironie de la situation, Susan. Moi et mes amis, on ne nous a pas expédiés ici parce qu’on s’est soûlés et qu’on a fait les quatre cents coups du diable, mais pas non plus pour y mettre au jour quelque sinistre complot ou conspiration secrète. On n’était que des garçons qu’il fallait tenir à l’écart pendant une période dangereuse. Tout ce qui est arrivé depuis…

Il secoua la tête pour lui montrer combien il était désemparé et Susan repensa à son père disant que le ka était comme le vent – quand cela arrivait, cela pouvait emporter vos volailles, votre maison, votre écurie. Votre vie même.

— Will Dearborn est votre véritable nom ?

Il haussa les épaules.

— Pour un homme, un nom en vaut un autre, j’intuite, si le cœur qui lui correspond est vrai. Susan, vous êtes allée aujourd’hui à la Maison du Maire, mon ami Richard vous a vue à cheval…

— Oui, pour les essayages, dit-elle. Je dois être la Fille de la Moisson, cette année – c’est Hart qui en a décidé ainsi, de moi-même, je n’aurais jamais désiré une chose pareille, vous pourrez témoigner que je vous l’ai dit. Tout ça, c’est de la sottise pure et c’est dur pour Olive, aussi, j’en réponds.

— Vous ferez la plus jolie Fille de la Moisson qu’on ait jamais vue, dit-il.

Et l’évidente sincérité de sa voix lui provoqua des picotements de plaisir ; Susan sentit ses joues s’empourprer à nouveau. La Fille de la Moisson devait changer cinq fois de costume entre le banquet de midi et le feu de joie du crépuscule, chacun étant plus recherché que le précédent (à Gilead, il y en aurait eu neuf ; à cet égard, Susan ne connaissait pas sa chance), et elle aurait porté volontiers les cinq pour Roland, eût-il été le Gars de la Moisson. (Celui de cette année, Jamie McCann, était une face de carême qui servait de doublure à Hart Thorin qui, outre des cheveux gris à foison, avait quarante ans de trop pour tenir ce rôle.) Elle aurait encore porté avec plus de bonheur le sixième à son seul bénéfice – une camisole argentée aux bretelles ultraminces, dont l’ourlet s’arrêtait assez haut sur les cuisses. C’était là une tenue que personne – Maria, sa camériste, Conchetta, sa couturière, et Hart Thorin exceptés – ne verrait jamais. C’était celle dont elle serait vêtue quand elle irait rejoindre la couche du vieillard, comme sa gueuse, à l’issue de la fête.

— Pendant que vous étiez là-bas, avez-vous vu ceux qui se font appeler les Grands Chasseurs du Cercueil ?

— J’ai aperçu Jonas et celui à la cape. Ils se tenaient dans la cour et parlaient ensemble, dit-elle.

— Et pas Depape ? Le rouquin ?

Elle fit non de la tête.

— Vous connaissez le jeu des Castels, Susan ?

— Si fait. Mon père m’a montré quand j’étais petite.

— Alors vous savez que les pièces rouges sont disposées d’un côté du tableau et les blanches de l’autre. Qu’elles contournent les Buttes et progressent les unes vers les autres furtivement, se mettant à couvert derrière des écrans. Ce qui se passe à Hambry ressemble beaucoup à ça. Et comme dans une partie de Castels, le problème est maintenant de savoir qui sortira le premier à découvert. Vous comprenez ?

Elle opina aussitôt.

— Au cours du jeu, celui qui contourne le premier sa Butte est le plus vulnérable.

— Dans la vie, aussi. Toujours. Mais parfois, rester à couvert est difficile. Mes amis et moi avons compté presque tout ce que nous avons osé compter. Pour compter le reste…

— Les chevaux sur l’Aplomb, par exemple.

— Si fait, justement. Les compter serait nous mettre à découvert. Ou bien encore les bœufs, dont nous avons connaissance…

Elle eut un haussement de sourcils éclair.

— Il n’y a point de bœufs à Hambry. Vous devez faire erreur.

— Il n’y a pas d’erreur.

— Où sont-ils ?

— Au Rocking H.

Ses sourcils, maintenant, elle les fronçait, tout en réfléchissant.

— C’est chez Laslo Rimer.

— Si fait, le frère de Kimba. Et ce ne sont pas là les seuls trésors cachés à Hambry, ces jours. Il existe des chariots en surplus, des articles de sellerie en surplus, dissimulés dans des écuries appartenant aux membres de l’Association du Cavalier, des caches de ravitaillement…

— Non, Will !

— Si. Tout ça et encore davantage. Mais les dénombrer – être vus en train de le faire – c’est se découvrir. C’est risquer d’être Encastelé. Les derniers jours ont été plutôt cauchemardesques – à essayer de paraître occupés à des tâches profitables sans approcher de l’Aplomb, côté Hambry, où il y a le plus de danger. C’est de plus en plus dur à faire. Puis nous avons reçu un message…

— Un message ? Comment ça ? De qui ?

— Mieux vaut que vous ne soyez pas au courant de ces choses, je crois. Mais ça nous a conduit à penser que certaines des réponses que nous cherchons pourraient bien être à Citgo.

— Will, croyez-vous que ce qu’on y trouvera peut m’aider à en savoir plus sur ce qui est arrivé à mon pa ?

— Je ne sais pas. C’est possible, je suppose, mais probablement pas. Tout ce que je sais avec certitude, c’est que j’ai finalement une chance de compter quelque chose d’important sans être vu en train de le faire.

Roland jugea son sang suffisamment refroidi pour tendre la main à Susan ; et celui de Susan s’était lui aussi suffisamment refroidi pour qu’elle la prenne avec confiance. Cependant, elle avait déjà remis son gant. Deux précautions valaient mieux qu’une.

— Venez, dit-elle. Je connais un sentier.

 

 

12

 

À la pâle clarté de la lune, Susan le guida hors de l’orangeraie en direction des grincements et des coups sourds du pétroléum. Ces bruits, titillant l’échine de Roland de picotements, lui faisaient souhaiter avoir en sa possession l’une des armes cachées sous les lames du plancher du baraquement, là-bas au Bar K.

— Vous avez beau vous fier à moi, Will, cela ne signifie point que je pourrai vous être d’un grand secours, dit-elle dans un murmure. Toute ma vie, j’ai été à faible portée de Citgo, mais je pourrais compter sur mes doigts le nombre de fois où je m’y suis rendue effectivement, si fait. Les deux ou trois premières, des amis m’avaient dit chiche.

— Et les autres ?

— Avec mon pa. Il s’est toujours intéressé au Vieux Peuple et Tante Cord ne cessait de lui dire qu’il connaîtrait une mauvaise fin à force d’aller se mêler des vestiges qu’il a laissés derrière lui.

Elle avait une boule dans la gorge et ravala ses larmes.

— Et il a connu une mauvaise fin, bien que je doute fort que le Vieux Peuple y ait été pour quelque chose. Pauvre pa.

Ils avaient atteint une clôture en fil de fer ébarbé. Au-delà, les derricks des puits de pétrole se dressaient contre le ciel telles des sentinelles de la taille de Lord Perth. Combien marchaient encore, avait-elle dit ? Dix-neuf, lui semblait-il. Le bruit qu’ils faisaient était épouvantable – celui de monstres en train de s’étouffer. Bien entendu, c’était le genre d’endroit où les gosses se défiaient d’aller faire un tour – une sorte de maison hantée à ciel ouvert.

Il écarta deux fils ébarbés pour qu’elle puisse se glisser entre eux et elle lui rendit la politesse. Au moment où il franchissait la clôture, il aperçut une rangée de cabochons de porcelaine blanche s’alignant verticalement le long du piquet le plus proche. Un fil de fer passait au travers de chacun.

— Vous savez ce que c’est ? Ce que c’était ? demanda-t-il à Susan, en tapotant l’un des cabochons.

— Si fait, quand il y avait encore de l’électricité, il en passait dedans. Pour tenir les intrus à distance.

Elle ajouta timidement, après un instant de silence :

— Je ressens la même chose quand vous me touchez.

Il l’embrassa sur la joue, juste en dessous de l’oreille. Elle eut un frisson et pressa brièvement de sa main la joue de Roland, avant de se reculer à nouveau.

— J’espère que vos amis monteront bien la garde.

— Mais oui.

— Vous êtes convenus d’un signal ?

— Le cri de l’engoulevent. Espérons que nous ne l’entendrons pas.

— Si fait, espérons-le.

Le prenant par la main, elle l’entraîna dans le pétroléum.

 

 

13

 

La première fois que la torchère flamboya devant eux, Will jura entre ses dents (un juron particulièrement obscène qu’elle n’avait plus entendu depuis la mort de son père) et porta la main qui ne tenait pas celle de Susan à sa ceinture.

— Point d’affolement ! C’est seulement la chandelle ! Le bec de gaz !

Il se détendit lentement.

— On s’en sert, hein ?

— Si fait. Pour faire marcher quelques machines – des jouets ou tout comme. Pour fabriquer de la glace, surtout.

— On nous en a offert chez le Shérif, quand on l’a rencontré.

Quand la torchère tira à nouveau sa langue de flamme – jaune vif et bleuâtre au centre –, il ne sursauta pas. Il jeta un coup d’œil peu intéressé aux trois gazomètres derrière ce que les habitants d’Hambry appelaient « la chandelle ». Près de là s’empilaient des bouteilles de gaz rouillées pour le transport.

— Vous en avez déjà vu ? demanda-t-elle.

Il opina.

— Les Baronnies Intérieures doivent être pleines de merveilles étranges, dit Susan timidement.

— Je commence à me dire qu’elles ne sont pas plus étranges que celles de l’Arc Extérieur, dit-il en se tournant lentement et désignant un point particulier.

— C’est quoi, ce bâtiment là-bas ? Un vestige du Vieux Peuple ?

— Si fait.

À l’est de Citgo, le sol s’affaissait brusquement selon une pente très boisée qu’un chemin divisait en deux parts égales – ce chemin était aussi visible sous le clair de lune qu’une raie partageant une chevelure. Presque au bas de la pente s’élevait un bâtiment en ruine cerné de décombres. Ces gravats étaient ce qui restait de nombreuses cheminées d’usine abattues – on pouvait l’extrapoler de la seule qui restât debout. Quoi que le Vieux Peuple ait fait par ailleurs, il avait produit de la fumée à revendre.

— Il y avait des choses utiles là-dedans quand mon pa était encore enfant, dit Susan. Du papier et des trucs comme ça – même quelques encreurs à écrire qui marchaient encore… au moins un petit peu de temps. Si on les secouait fort.

Elle désigna la gauche du bâtiment, où se trouvaient un vaste quadrilatère aux pavés effrités et quelques carcasses rouillées qui représentaient l’étrange moyen de locomotion du Vieux Peuple, qui se passait de chevaux.

— Autrefois, il y avait là-bas des choses qui ressemblaient aux gazomètres, mais en beaucoup, beaucoup plus grand. Comme d’énormes bidons d’argent, si fait. Ils ne rouillaient point comme ceux qui restent. Je ne comprends pas ce qu’ils ont pu devenir, à moins que quelqu’un ne les ait embarqués pour y stocker des réserves d’eau. Moi, j’aurais jamais fait une chose pareille. Ça aurait pu porter malheur, même s’ils n’étaient point contaminés.

Elle leva son visage vers le sien et il baisa sa bouche au clair de lune.

— Oh Will, comme c’est dommage pour vous.

— Comme c’est dommage pour nous deux, renchérit-il.

S’échangea alors entre eux l’un de ces longs regards douloureux dont seuls les adolescents ont le secret. Détournant finalement les yeux, ils se remirent à avancer, main dans la main.

Elle n’arrivait pas à décider ce qui l’effrayait le plus – les quelques derricks qui pompaient toujours ou bien les dizaines qui s’étaient tus. Une chose dont elle était sûre en revanche, c’était qu’aucune puissance terrestre n’aurait pu lui faire franchir la clôture, sans un ami présent à ses côtés. Les pompes avaient des sifflements d’asthmatiques ; de temps à autre, un cylindre criait comme quelqu’un qu’on poignarde ; par intervalles, « la chandelle » s’embrasait avec le souffle d’un dragon crachant le feu et allongeait leurs ombres sur le sol, devant eux. Susan, guettant les deux notes perçantes de l’engoulevent, n’entendait toujours rien.

Ils atteignirent une large voie – autrefois dévolue sans doute à l’entretien – qui fendait le pétroléum en deux. Une canalisation d’acier, aux joints qui rouillaient, courait en son milieu ; elle reposait sur une profonde tranchée de béton, l’arc supérieur de sa circonférence dépassant du sol.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-il.

— Le tuyau qui amenait le pétrole au bâtiment là-bas, je crois. Mais c’est sans intérêt, il est à sec depuis des années.

Roland mit un genou à terre, glissa précautionneusement la main entre la gaine de béton et le flanc rouillé de la canalisation. Susan le regarda faire avec nervosité, se mordant la lèvre pour s’empêcher de lancer une remarque qui aurait trahi en elle la faible femme : et s’il y avait des araignées venimeuses dans cette obscurité oubliée de tous ? Et si jamais il restait coincé ? Que feraient-ils alors ?

Cette seconde hypothèse tomba d’elle-même quand elle le vit retirer sa main. Elle était luisante et noire de pétrole.

— À sec depuis des années ? demanda-t-il avec un petit sourire.

Elle ne put que secouer la tête, frappée de stupeur.

 

 

14

 

Ils suivirent la canalisation jusqu’à l’endroit où un portail pourrissant barrait la route. Le pipeline (Susan voyait maintenant le pétrole s’écouler de ses joints vétustes, même à la maigre lueur du clair de lune) plongeait sous le portail ; ils l’escaladèrent. Elle trouva que la main secourable qu’il lui tendait prenait trop de privautés pour être honnête, mais le moindre contact la mettait en joie. S’il n’arrête point, ma tête va exploser comme « la chandelle », songea-t-elle. Et elle éclata de rire.

— Susan ?

— C’est rien, Will, les nerfs.

Une fois le portail franchi, ils échangèrent un autre de ces longs regards, puis descendirent la colline. Tout en marchant, Susan remarqua une chose bizarre : on avait dépouillé de nombreux pins de leurs branches les plus basses. Marques de coups de hachette et croûtes de résine étaient clairement visibles sous la lune, et le tout paraissait récent. Elle montra cela à Will, qui acquiesça en silence.

Au bas de la colline, le pipeline se détachait du sol et, soutenu par une série d’arceaux d’acier rouillé, courait encore sur soixante-dix mètres en direction du bâtiment abandonné, avant de stopper avec la soudaineté rudimentaire d’une amputation pratiquée sur un champ de bataille. Sous ce point d’arrêt, il y avait une sorte de lac peu profond de pétrole, à moitié sec et collant. Qu’il ne datât pas d’hier, Susan le déduisait des nombreux cadavres d’oiseaux qui parsemaient sa surface – ils avaient poussé une reconnaissance, s’étaient englués et avaient dû attendre la mort à loisir et fort peu plaisamment.

Elle fixa ce spectacle avec des yeux pleins d’incompréhension jusqu’à ce que Will lui tapote la jambe. Il s’était accroupi. Elle l’imita et, son genou contre le sien, suivit les évolutions de son doigt avec une incrédulité et une confusion croissantes. Will lui indiquait des traces, de très grosses traces. Une seule chose pouvait les avoir laissées ici.

— Des bœufs, dit-elle.

— Si fait. Ils sont venus de là, ajouta-t-il en lui montrant l’endroit où la canalisation s’interrompait. Et ils sont allés…

Il pivota sur ses bottes, toujours accroupi, et désigna la pente, là où commençaient les bois. Maintenant qu’il le lui montrait, elle aperçut sans difficulté ce qu’elle aurait dû voir immédiatement, fille de cavalier qu’elle était. On avait tenté pour la forme de masquer les traces et le terrain chamboulé par quelque chose de lourd qu’on avait traîné ou fait rouler. Le temps s’était chargé d’aplanir aux trois quarts le désordre, mais les traces étaient toujours distinctes. Susan croyait même savoir ce que les bœufs avaient tiré, et elle vit que Will le savait, lui aussi.

Les traces se séparaient en deux fourches à l’extrémité du pipeline. Susan et « Will Dearborn » suivirent celle de droite. Elle ne fut pas surprise de voir des ornières se mêler aux traces des bœufs. Elles n’étaient pas très profondes – l’été avait été marqué par la sécheresse et le sol était presque aussi dur que du ciment –, mais n’en étaient pas moins là. Pouvoir les discerner encore signifiait qu’on avait déplacé un poids considérable. Si fait, bien entendu ; pourquoi aurait-on eu besoin de bœufs, sinon ?

— Regardez, dit Will alors qu’ils approchaient de l’orée de la forêt au pied de la pente.

Elle finit par distinguer ce qui avait attiré son attention, mais elle dut se mettre à quatre pattes pour cela – quel coup d’œil acéré il avait ! Ça tenait quasiment du surnaturel. Il y avait des empreintes de bottes, ici. Sans être récentes, elles l’étaient beaucoup plus que les traces de bœufs et les ornières creusées par des roues.

— Ce sont celles du type à la cape, fit-il, montrant deux empreintes très nettes. Reynolds.

— Will ! Tu ne peux pas le savoir !

Il eut l’air surpris, puis éclata de rire.

— Bien sûr que si. Il marche avec un pied tourné un peu en dedans – le gauche. Et le voilà.

Il redessina dans les airs du bout du doigt les empreintes de pas, puis éclata de rire à nouveau en voyant comment elle le dévisageait.

— Ce n’est pas de la sorcellerie, Susan, fille de Patrick ; simplement l’art du pisteur.

— Comment savez-vous autant de choses, en étant si jeune ? demanda-t-elle. Qui êtes-vous, Will ?

Il se releva et plongea ses yeux au fond des siens. Elle était grande pour une fille.

— Je ne m’appelle pas Will, mais Roland, lui dit-il. Et, à présent, j’ai remis ma vie entre vos mains. Cela m’importe peu, mais peut-être que j’ai mis votre vie en danger, également. Vous devez garder le secret le plus absolu.

— Roland, prononça-t-elle, remplie d’étonnement, goûtant ce nom.

— Si fait. Lequel préférez-vous ?

— Le vrai, répondit-elle aussitôt. C’est un noble nom, si fait.

Il eut un large sourire de soulagement, ce fameux sourire qui le faisait paraître si jeune.

Elle se haussa sur la pointe des pieds et posa ses lèvres sur les siennes. Ce baiser, chaste, à bouche close pour commencer, s’épanouit telle une fleur : il s’ouvrit lentement et s’humecta de rosée. Sentant sa langue effleurer ses lèvres, elle porta la sienne à sa rencontre. Les mains de Roland parcoururent le verso de Susan, puis glissèrent à son recto. Il lui effleura les seins, timidement au début, puis remonta le long de leur arrondi jusqu’à la pointe. Il poussa un petit soupir plaintif dans la bouche même de Susan. Comme il la serrait de plus près, semant des chapelets de baisers dans son cou, elle sentit la dureté de pierre qui affectait sa personne au-dessous de la boucle de sa ceinture, un empan de chaleur en fuseau, en parfaite harmonie avec le creuset en fusion, situé exactement à la même place chez elle ; ces deux endroits-là étaient faits l’un pour l’autre, comme elle pour lui et lui pour elle. C’était le ka après tout – le ka, venu comme le vent, et elle se laisserait volontiers emporter, abandonnant honneur et promesses derrière elle.

Elle allait ouvrir la bouche pour en faire part à Roland, quand une sensation singulière, mais pleinement persuasive, l’enveloppa : celle qu’on les épiait. C’était ridicule, mais n’en existait pas moins ; elle eut même l’impression qu’elle savait qui les guettait. Elle se détacha de Roland, chancelant sur ses bottes dans les empreintes du passage des bœufs à moitié disparues.

— Fiche le camp, vieille garce, souffla-t-elle. Si d’une façon ou d’une autre tu nous espionnes, fous-nous la paix !

 

 

15

 

Sur la colline du Cöos, Rhéa se recula de la boule de cristal, en jurant à voix basse d’un ton si rauque, qu’elle évoquait son serpent familier. Si elle ignorait ce qu’avait dit Susan – la boule de verre ne diffusait pas de sons, mais uniquement des images –, elle savait que la jeune fille avait senti sa présence. Et quand cela était arrivé, la vision s’était effacée. Le cristal avait flamboyé d’un rose intense un bref instant, puis s’était obscurci, et aucune des passes qu’elle avait faites au-dessus de lui n’avait eu l’heur de le rallumer.

— Si fait, très bien, qu’il en soit ainsi, dit-elle enfin, en renonçant.

Elle revit cette pauvre mijaurée (quoique pas si mijaurée avec ce jeune homme, hein ?) restant immobile et comme hypnotisée sur le seuil, se souvint de ce qu’elle avait dit à cette fille de faire, une fois qu’elle aurait perdu sa virginité, et commença à sourire, toute sa bonne humeur lui étant rendue d’un coup. Car si jamais son pucelage lui était pris par ce jeune vagabond à la place de Hart Thorin, Très Haut Maire de Mejis, la comédie serait de qualité supérieure, non ?

Assise parmi les ombres de sa masure puante, Rhéa se mit à ricaner en caquetant.

 

 

16

 

Roland fixait Susan en écarquillant les yeux tandis qu’elle lui expliquait un peu plus à fond ce qu’il en était de Rhéa (elle laissa de côté l’examen final si humiliant qui était au cœur de « la preuve d’honnêteté »), et son désir s’apaisa juste assez pour qu’il retrouve la maîtrise de lui-même. Cela n’avait rien à voir avec la mise en péril de la position que ses amis et lui tâchaient de préserver à Hambry (c’est du moins ce qu’il se dit) et tout avec la préservation de celle de Susan – c’est sa position à elle qui avait de l’importance, et son honneur, davantage encore.

— Votre imagination vous a joué un tour, j’imagine, lui dit-il, une fois qu’elle eut fini.

— Je ne crois pas, fit-elle, un peu fraîchement.

— Ou bien votre conscience ?

Elle baissa les yeux et se tut.

— Susan, pour rien au monde, je ne voudrais vous blesser.

— Et vous m’aimez ? demanda-t-elle, sans relever les yeux.

— Si fait, oui.

— Alors, il vaut mieux que vous ne m’embrassiez plus ni ne me touchiez plus… ce soir. Si vous passez outre, je ne le supporterai pas.

Il opina sans un mot et lui tendit la main. Elle la prit, et ils se remirent à marcher, reprenant la même direction dont ils avaient été si agréablement détournés.

Alors qu’ils étaient à une dizaine de mètres de l’orée de la forêt, tous deux aperçurent une lueur métallique en dépit de l’épaisseur du feuillage – trop dense, songea Susan. Bien trop dense.

Les branches de pin, bien sûr ; celles qu’on avait taillées dans les arbres plus haut sur la pente. On les avait entrelacées pour camoufler les grands réservoirs argentés qui avaient disparu de la zone pavée. On avait traîné lesdits conteneurs jusqu’ici – les bœufs s’étaient chargés du travail, vraisemblablement – où on les avait dissimulés. Mais pourquoi ?

Roland passa en revue l’alignement des branches de pin, puis s’arrêta et en ôta plusieurs qu’il mit de côté. Ce qui créa une ouverture comme un pas-de-porte, et il lui fit signe d’entrer.

— Ayez l’œil, dit-il, je doute qu’ils aient pris la peine d’installer des pièges ou de tendre des fils, mais mieux vaut être prudent.

Derrière les branches du camouflage, on avait aligné les citernes avec soin comme des soldats de plomb dans leur boîte. Susan saisit tout de suite l’une des raisons pour lesquelles on les avait cachées : elles étaient munies de solides roues en chêne qui lui arrivaient à la poitrine. Chacune de ces roues était cerclée de fer, le tout flambant neuf, jusqu’au moyeu, fabriqué sur mesure. Susan ne connaissait dans toute la Baronnie qu’un seul forgeron capable d’un si beau travail : Brian Hookey, celui qui l’avait accueillie d’un sourire et d’une tape sur l’épaule comme un compadre quand elle était allée le trouver avec la sacoche à fers à cheval de son pa, lui battant le flanc. Brian Hookey, qui avait été l’un des meilleurs amis de Pat Delgado.

Elle se rappela avoir regardé autour d’elle en songeant que les affaires étaient florissantes pour sai Hookey, elle ne s’était donc point trompée. La forge avait eu du travail à revendre. Hookey avait fabriqué des roues et des jantes à foison et quelqu’un avait dû bien le payer pour ça. Eldred Jonas était l’un des commanditaires possibles ; Kimba Rimer, un meilleur encore. Et Hart ? Susan n’arrivait tout bonnement pas à y croire. Hart avait l’esprit – le peu du moins qui lui avait été imparti – occupé d’autres matières, cet été-là.

Derrière les citernes, il y avait une sorte de passage raboteux. Roland l’arpenta lentement ; tel un prédicateur, les mains croisées au creux des reins, il déchiffra les inscriptions incompréhensibles au dos des citernes : CITGO, SUNOCO, EXXON, CONOCO. Il marqua un temps d’arrêt et lut à haute voix, en trébuchant sur les mots : « Un carburant plus propre pour des lendemains qui chantent. » Il eut un reniflement de mépris.

— Quelle connerie ! C’est déjà demain.

— Roland, Will, je veux dire, elles servent à quoi ?

Il ne répondit pas tout de suite ; faisant demi-tour, il relongea en sens inverse l’alignement des brillants conteneurs métalliques. On en comptait quatorze, de ce côté-ci du pipeline mystérieusement remis en service et, supposa-t-elle, le même nombre de l’autre côté. En avançant, Roland tapa du poing le flanc de chacun. Ils rendirent un son mat et sourd. Ils étaient remplis du carburant produit en pure perte par le pétroléum de Citgo.

— On les a équipées il y a déjà quelque temps de ça, j’imagine, dit-il. Je doute que les Grands Chasseurs du Cercueil aient fait ça tout seuls, mais ils ont dû superviser les choses… à commencer par l’ajustement de nouvelles roues pour remplacer les vieilles en caoutchouc, complètement pourries, puis le remplissage. On s’est servi des bœufs pour les ranger ici, au bas de la colline, parce que c’était commode. Comme ça l’est de laisser les chevaux en surplus courir en liberté sur l’Aplomb. Puis, à notre arrivée, il leur a paru prudent de les camoufler. On avait beau être des mioches idiots, on serait quand même peut-être assez futés pour se poser des questions sur ces vingt-huit chariots à pétrole, chargés à plein avec des roues toutes neuves. Alors ils sont venus ici les recouvrir de branchages.

— Jonas, Reynolds et Depape.

— Si fait.

— Mais pourquoi ?

Le prenant par le bras, elle lui reposa sa question.

— Mais elles servent à quoi ?

— À Farson, dit Roland, avec un calme qu’il était loin d’éprouver. À l’Homme de Bien. L’Affiliation sait qu’il a découvert un certain nombre de machines de guerre ; qui viennent soit du Vieux Peuple, soit d’un autre où. Cependant, l’Affiliation ne les redoute guère, parce qu’elles ne marchent pas. Elles se taisent. Certains jugent que Farson est fou d’avoir mis toute sa confiance en de pareilles épaves, mais…

— Mais peut-être que ce ne sont point des épaves. Peut-être qu’elles ont juste besoin de carburant. Et peut-être que Farson le sait.

Roland approuva du chef.

Susan effleura le flanc de l’une des citernes. Du pétrole noircit ses doigts. Elle les frotta les uns contre les autres, les flaira puis, se penchant, cueillit une poignée d’herbe pour s’essuyer les mains.

— Nos machines ne marchent point avec ça. On a essayé. Ça les obstrue.

Roland opina derechef.

— Mon pèr… mes compatriotes du Croissant Intérieur savent ça aussi. Et comptent là-dessus. Mais si Farson s’est donné tant de mal – jusqu’à se séparer d’un groupe d’hommes pour venir récupérer ces citernes, ce qui semble le cas –, c’est que soit il sait comment le raffiner pour s’en servir, soit qu’il croit le savoir. S’il est capable pour leur livrer bataille d’attirer les forces de l’Affiliation dans un cul-de-sac d’où toute retraite rapide est impossible et s’il peut se servir d’armes-machines qu’on fait rouler, il pourrait remporter plus qu’une bataille. Il pourrait massacrer dix mille combattants à cheval et gagner la guerre.

— Mais vos pères sont sûrement au courant de ça… ?

Roland fit non de la tête avec une certaine frustration. Ce que savaient leurs pères exactement était une énigme. Ce qu’ils faisaient de leur savoir en était une autre. Quelles forces les poussaient – la nécessité, la peur, ou encore l’orgueil prodigieux que la lignée d’Arthur l’Aîné s’était transmis, de père en fils – en était une troisième. Il ne pouvait lui confier que sa supposition la plus évidente.

— Je crois qu’ils n’oseront pas attendre plus longtemps pour porter un coup mortel à Farson. Dans le cas contraire, l’Affiliation pourrirait simplement de l’intérieur. Et si jamais cela arrivait, une bonne partie de l’Entre-Deux-Mondes sombrerait avec elle.

— Mais…

Elle s’interrompit, se mordit la lèvre, secoua la tête.

— Farson en personne doit sûrement savoir… comprendre…

Elle leva sur lui de grands yeux.

— Adopter les voies du Vieux Peuple, c’est adopter celles de la mort. Tout le monde sait ça, si fait.

Roland de Gilead se surprit à se souvenir d’un maître queux du nom de Hax, se balançant au bout d’une corde, tandis que les freux picoraient des miettes éparpillées sous les pieds du pendu. Hax était mort pour Farson. Mais avant ça, il avait empoisonné des enfants pour le compte de Farson.

— La mort et John Farson ne font qu’un, énonça-t-il.

 

 

17

 

Dans l’orangeraie, il semblait à nos amants (car on pouvait les appeler ainsi à présent, excepté dans le sens physique du terme) que des heures s’étaient écoulées, mais leur absence n’avait pas duré plus de quarante-cinq minutes. La dernière lune d’été, amoindrie mais toujours brillante, continuait à resplendir au-dessus de leurs têtes.

Susan le mena le long d’une rangée jusqu’à l’endroit où elle avait mis son cheval à l’attache. Pylône agita la tête en hennissant doucement à la vue de Roland. Ce dernier s’aperçut qu’on l’avait équipé de sorte à le rendre silencieux – on avait matelassé jusqu’à la moindre boucle et les étriers eux-mêmes étaient enveloppés de feutre.

Puis il se tourna vers Susan.

Qui se souvient des serrements de cœur et de la douceur des premiers émois ? Nous gardons de notre premier amour un souvenir aussi peu clair que celui des images illusoires engendrées par le délire d’une forte fièvre. Qu’il nous suffise de dire que, cette nuit-là, sous cette lune déclinante, Roland Deschain et Susan Delgado étaient déchirés par un désir réciproque ; luttant pour garder pied dans ce qu’il leur semblait être le bien, leurs sentiments les balayaient de profonds courants de souffrance et de désespoir.

Ainsi s’avançaient-ils l’un vers l’autre, puis se reculaient, se mirant dans les yeux de l’autre avec une fascination impuissante, se rapprochaient à nouveau avant de s’immobiliser. Susan se souvenait de ce qu’il lui avait dit avec une sorte d’horreur : qu’il ferait n’importe quoi pour elle, sauf accepter de la partager avec un autre homme. Elle ne voulait – ne pouvait pas peut-être – rompre la promesse qu’elle avait faite au Maire Thorin, et Roland semblait ne pas vouloir (ou ne pas pouvoir) la rompre à sa place. Et c’était le plus horrible de tout : aussi fort que soufflât le vent du ka, il s’avérait que l’honneur et les promesses qu’ils avaient faites étaient les plus forts.

— Qu’allez-vous faire, maintenant ? demanda-t-elle, la bouche sèche.

— Je ne sais pas. Il faut que je réfléchisse et que j’en parle avec mes amis. Votre tante vous fera des ennuis quand vous rentrerez chez vous ? Est-ce qu’elle voudra savoir d’où vous venez et ce que vous avez fait ?

— C’est pour moi que vous vous en faites, Willy, ou bien pour vous et vos plans ?

Il ne répondit pas, se bornant à la fixer. Au bout d’un instant, Susan baissa les yeux.

— Pardon, c’était méchant de ma part. Non, ma tante ne me fera point de réprimandes. Je vais souvent faire du cheval le soir, quoique jamais aussi loin de la maison.

— Et elle n’a aucun moyen de le savoir ?

— Nenni. Ces jours, nous nous manions avec beaucoup de précautions, un peu comme deux barils de poudre sous le même toit.

Elle tendit les mains. Elle avait fourré ses gants dans sa ceinture et les doigts qui saisirent ceux de Roland étaient glacés.

— Tout ça finira mal, murmura-t-elle.

— Ne dites pas ça, Susan.

— Si fait. Je dois le dire. Mais quoi qu’il arrive, je t’aime, Roland.

Il la prit dans ses bras et l’embrassa. Quand il libéra ses lèvres, elle lui chuchota à l’oreille :

— Si vous m’aimez, alors aimez-moi jusqu’au bout. Faites-moi trahir ma promesse.

Son cœur cessa de battre pendant un moment interminable où il ne réagit pas, et elle se prit à espérer. Puis il fit non de la tête, une seule fois, mais fermement.

— Je ne peux pas, Susan.

— Alors votre honneur vous importe plus que l’amour que vous professez avoir pour moi ? Si fait ? Alors qu’il en soit ainsi.

Elle se dégagea de ses bras, se mit à pleurer et, ignorant la main que Roland tendait vers sa botte pour l’aider et sa demande à voix basse d’attendre un peu, elle sauta en selle. Libérant d’un coup sec le nœud coulant qui attachait Pylône, elle le fit virer d’un coup de talon sans éperon. Roland lui adressa une nouvelle supplique, plus fort, mais elle lança Pylône au galop loin de lui avant que son bref accès de fureur ne s’éteigne. Il ne la prendrait pas une fois déflorée, et elle s’était promise à Thorin avant de savoir qu’un Roland foulait la surface de la terre. Les choses étant ainsi, comment osait-il avancer que la perte de son honneur et la honte qui s’ensuivrait seraient de son seul fait à elle ? Plus tard, couchée en proie à l’insomnie, elle prendrait conscience qu’il n’avait rien avancé du tout. Et elle n’avait pas encore quitté l’orangeraie que, portant une main à son visage, elle le trouva humide des larmes qu’il avait lui aussi versées.

 

 

18

 

Roland rôda à cheval par les chemins hors la ville, bien après le coucher de la lune, cherchant par là à apaiser quelque peu le déchaînement de ses émotions. Il avait beau s’interroger un certain temps sur ce qu’il allait faire suite à leur découverte à Citgo, ses pensées glissaient à nouveau vers Susan. Avait-il été idiot de ne pas la prendre quand elle désirait l’être ? De ne pas avoir partagé ce qu’elle désirait partager ? Si vous m’aimez, alors aimez-moi jusqu’au bout. Ces paroles avaient manqué le déchirer en deux. Pourtant, dans les régions les plus enfouies de son cœur – celles où la voix de son père se faisait entendre le plus clairement – il sentait qu’il n’avait pas eu tort. Ce n’était pas non plus une simple question d’honneur, quoi qu’elle ait pu en penser. Mais qu’elle pense ce qu’elle voulait ; mieux valait qu’elle le haïsse un peu, peut-être, que de prendre conscience du danger qu’ils couraient tous deux.

Sur le coup de trois heures du matin, alors qu’il allait tourner bride et rentrer au Bar K, il entendit un roulement de sabots s’approcher à vive allure, venant de l’ouest. Sans réfléchir à l’importance de sa décision, Roland changea de cap avant d’arrêter Flash derrière une succession de haies, laissées à l’abandon. Pendant dix bonnes minutes, le bruit des sabots continua d’enfler, les sons portaient loin dans le calme profond du petit matin, et cela suffit à Roland pour pressentir qui chevauchait à bride abattue vers Hambry, deux heures avant l’aube. Et il ne se trompait pas. La lune s’était couchée, mais il n’eut aucun mal, cependant, malgré les interstices encombrés de ronces de la haie, à reconnaître Roy Depape. Au lever du jour, les Grands Chasseurs du Cercueil seraient à nouveau trois.

Roland, remettant Flash dans sa direction initiale, courut rejoindre ses amis.

Magie et Cristal
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